Cinenews N° 107

Hicham Ayouch : « Quitte à faire de la manipulation, je préfère ma manipulation »

2023-02-15

À L’OCCASION DE LA SORTIE NATIONALE DE SON DERNIER FILM, « ABDELINHO », RENCONTRE AVEC LE RÉALISATEUR HICHAM AYOUCH. Vous auriez commencé à écrire “Abdelinho” il y a environ 5 ans. En quoi est-il spécial ? Abdelinho est un projet qui me tient beaucoup à cœur, puisqu’il est très différent des films que j’ai faits jusqu’à présent. Mes trois autres longs-métrages, Fièvres, Les Arêtes du Cœur et Fissures, étaient plutôt des drames. Là, avec Abdelinho, j’ai voulu tenter de faire autre chose. C’est un film qui a un registre différent, où il y a beaucoup d’humour, de la comédie, de l’absurde, mais aussi beaucoup de fantaisie sur le plan visuel et dans le scénario. Ce qui est intéressant dans Abdelinho, c’est de tester d’autres modes d’expression cinématographique, et aller dans d’autres univers. C’était un beau défi pour moi, ce film, un beau défi parce qu’il a été compliqué à faire, dans le sens où nous avions beaucoup d’ambition à tous les niveaux, pour les décors, les costumes, le scénario… C’est un film qui va vraiment, au niveau marocain, et, je l’espère, à l’international, apporter quelque chose de nouveau, de très frais. Comment votre scénario a-t-il évolué entre son écriture et sa réalisation ? J’ai plein d’histoires dans mon ordinateur, de scénarios que j’ai écrit. Peut-être que j’en réaliserai certains. C’était le moment de ressortir celui-ci du tiroir. Lorsqu’une histoire me tient à cœur et que je pense mérite d’être racontée, je me bats pour la faire, comme c’est le cas pour Abdelinho. Je me suis dit que là, peut-être que les gens sont prêts à recevoir ce type de cinéma. Pour moi, il y a trois écritures différentes pour u film. Il y a l’écriture du scénario, l’écriture du tournage, et l’écriture du montage. Un scénario, c’est un peu comme une matière vivante. Jusqu’au dernier moment dans le montage, je peux décider de raconter quelque chose différemment dans l’histoire, sans la bouleverser, bien sûr, parce que trop de modifications peuvent abîmer la dramaturgie et la narration. L’improvisation apporte de la spontanéité, de l’authenticité à l’intrigue. Ce qui peut empêcher d’avoir une vision arrêtée et précise du film. Qu’est-ce qui prime ? Quel est le juste équilibre ? Fissures est un film que j’ai fait complètement en improvisation, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de scénario. C’était un film improvisé, au fur et à mesure, avec les comédiens. Une belle expérience de cinéma et de liberté à la fois. On était tous les jours sur le fil, parce que personne ne savait jamais ce que l’on allait faire. Finalement, on a réussi à sortir un film en salle, mais qui n’a pas eu un grand succès puisque c’était un OVNI. Il a fait quelques festivals, est passé au MoMA, à New York, à la Tate Gallery à Londres, dans des grands musées d’art contemporain, puisque ce film était à la lisière entre le cinéma et l’art contemporain. Ce que j’aime maintenant, c’est d’essayer de trouver ce fameux équilibre entre une histoire bien construite, une scène bien écrite, bien préparée, des acteurs qui savent ce qu’ils vont faire, une déco qui est prête, un découpage technique qui est prêt dans ma tête, tout en me confrontant à la réalité du tournage. Je n’hésite pas à changer des choses que j’avais faites. Je me permets d’improviser dans un cadre. Lorsque cette structure est définie, là je peux changer et bouger des choses. Dans “Fissures”, le personnage principal féminin est une jeune brésilienne. “Abdelinho” gravite aussi autour de la culture brésilienne. Possédez-vous une connexion particulière avec ce pays ? J’aime beaucoup le Brésil. Mais, le fait que Marcela ait été brésilienne n’était qu’un hasard. J’aime la culture brésilienne, comme j’aime la culture sénégalaise, la culture américaine… J’aime les cultures de tous les pays, et j’aime les musiques et les cinémas de tous les pays. J’aime beaucoup la musique brésilienne, notamment la Bossa-Nova et la Samba. Après, je ne suis pas fasciné par le Brésil. C’est Abdelinho qui l’est. Moi, j’ai écrit le film d’un personnage qui est obsédé par le Brésil donc je me suis forcément intéressé à la culture brésilienne, dont j’avais déjà quelques connaissances. Mais, ça aurait pu être le Mexique ou les États-Unis. Ce qui m’intéressait en fait dans l’écriture d’Abdelinho, c’est que c’est un personnage qui habite dans une petite ville, qui a un travail qui n’est pas terrible, à la « mou9ata3a ». Il colle des timbres, il a une mère complètement folle qui veut qu’il se marie, et il a besoin de trouver une échappatoire. Cette échappatoire, c’est le Brésil. Pourquoi le Brésil ? Parce qu’il représente, dans l’inconscient collectif et l’imaginaire, le rêve, le carnaval, la danse, la samba, le bonheur, la liberté du corps. Et comme la liberté du corps est un sujet qui est important ici, au Maroc, encore plus quand on est une femme, j’ai choisi un pays où le personnage pouvait se projeter. Le Brésil, pour Abdelinho, c’est un peu son véhicule vers le rêve, un symbole, une métaphore. Quelles ont été les évidences dans la réalisation d’« Abdelinho » ? Je voulais avoir un film joyeux et coloré. Dans toute la direction artistique du film, que ce soit dans les costumes, dans les décors, la musique… Je voulais vraiment qu’il y ait une direction artistique qui soit très poussée. Dans la féerie visuelle également, c’est pour cela qu’il y a des effets spéciaux. Pour moi, c’est un conte, ce film, une fable. Et je voulais que, comme dans les contes ou dans les fables, il y ait cette féerie, ce côté fantasmagorique qui soit très présent. Le choix de la ville d’Azemmour n’était pas une évidence. Je savais que je voulais tourner dans une petite ville. Il y a très peu de films tournés dans les petites villes comme Benguerir, Settat, Benslimane, Azemmour, tandis que moi, je trouve que ce sont des villes qui sont intéressantes parce qu’il ne s’y passe rien, et que ça pouvait accroître l’oppression que vivait le personnage d’Abdelinho. Le casting, la musique, la localisation ? Quelles en ont été les surprises ? Les surprises… Ali Suliman, l’acteur qui a joué Amr Taleb. J’avais envie de travailler avec lui depuis longtemps. C’est un acteur que j’avais remarqué dans un film de Hany Abu-Assad, « Paradise Now », que j’ai vu il y a vingt ans. J’avais aussi très envie de travailler avec Said Bey, que je trouve extraordinaire, qui peut tout jouer, du drame à la comédie. La surprise des surprises au niveau des castings, c’est Abdou Tamimi, qui a joué Abdelinho. C’est quelqu’un que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais vu jouer, et c’est Fadoua, ma coproductrice, qui m’a conseillé de le caster. Je ne regrette pas du tout de l’avoir choisi. Une autre belle surprise, c’est Manal Belhaj, qui jour le rôle de Leila, qui est amoureuse d’Abdelinho dans le film, que je ne connaissais pas non plus, et qui a été pour moi une belle révélation et qui, je pense, va devenir une très belle actrice. Les surprises, il y en avait des bonnes et des mauvaises sur le tournage. Vous avez un jour déclaré : “C’est un grand cirque l’information. Donc, quitte à faire de la manipulation, je préfère faire la mienne”. Comment “Abdelinho” contribue-t-il à « votre » manipulation ? Auparavant, j’étais journaliste pendant pas mal d’années, notamment à la télévision française, à Canal +, à TV5 et à TF1 où je faisais des news. C’est un avis qui est purement subjectif, mais je considère que l’information est forcément dictée par des intérêts. Donc soit par des intérêts économiques, soit par des intérêts politiques, soit que la télé ou le journal appartienne à un riche homme d’affaires, soit qu’elle appartienne à un état, à un conglomérat… Elle défend des intérêts. Donc je pense qu’il n’y a pas d’information objective, et que, en grande partie, dans les chaînes d’informations en continu, qu’on a depuis quelques années, on manipule beaucoup les gens. On ne leur donne pas une vraie information, on leur donne une sous-information, une mésinformation. Maintenant, ce que je voulais dire par « je préfère faire ma manipulation » : Je considère que, un film, ou toute œuvre d’art, en général, c’est une forme de manipulation, parce qu’en fait, tu invites les gens, tu les prends par la main et tu les amènes dans un monde qui n’existait pas. Donc en fait, tu ne les manipules pas pour les rendre plus bêtes, pour prendre leur argent, pour les voler, ou pour qu’ils votent pour toi ou pour ton parti. Tu les manipules comme Geppetto avec Pinocchio, qui « pull the strings », et tu les emmènes quelque part. C’est dans ce sens-là, « manipulare ». On les emmène quelque part avec un dessein de les faire rêver, de leur faire ressentir des émotions, d’éveiller leur conscience. C’est dans ce sens-là que je me suis dit, « quitte à faire de la manipulation, je préfère ma manipulation, qui raconte mes rêves, mes objectifs. » Je préfère que ce soit une manipulation qui soit noble, « plus pure » que celle qu’il y a dans les médias. Quels sont les « messages » d’Abdelinho ? Abdelinho, c’est un film qui a beaucoup de messages, mais qui ne sont pas dits ou clamés au premier degré. Il y a beaucoup de messages, par exemple, par rapport à l’instrumentalisation de la religion, aux gens qui se servent de la religion. Non pas les religieux, et non pas le dogme, mais les gens qui instrumentalisent la religion pour manipuler les masses. Ça, par exemple, c’est quelque chose qui est très présent dans le film, à travers le personnage de Amr Taleb. Il y a aussi des discours par rapport à l’instrumentalisation des médias, puisque Amr Taleb est un personnage qui a un show à la télé. Il utilise les médias et la religion pour gagner de l’argent, pour être connu, et pour manipuler les gens. Il y a aussi cette idée qui dit aux gens : « N’ayez pas peur de votre singularité », puisque le personnage d’Abdelinho parle brésilien, il donne des cours de samba… On pourrait penser qu’il n’est pas intégré dans sa société, et pourtant, il l’est. Il est juste un rêveur. Il a choisi de vivre de la façon dont il a envie de vivre. Quelle est la prochaine étape pour Hicham Ayouch ? Si vous pouviez réaliser un rêve, lequel serait-il ? Et avec qui aimeriez-vous collaborer ? Je suis déjà en train de travailler sur un prochain scénario. Je ne vais pas raconter l’histoire, parce que je suis un peu superstitieux, mais ça se passe aux États-Unis. Donc je pense que le prochain film que je vais faire, j’irai le faire aux États-Unis, si tout va bien. J’ai envie d’explorer ce territoire cinématographique. Au niveau physique aussi, c’est un pays qui, je trouve, est assez intéressant en termes de contrastes. Il y a à la fois beaucoup de violence et beaucoup de beauté. C’est un territoire qui m’attire. J’aimerais beaucoup travailler avec Brad Pitt. J’adore Brad Pitt. C’est un acteur qui est extraordinaire. Et sinon, après Abdelinho, je pense que je vais débrancher après sa sortie au Maroc. Je vais débrancher mon téléphone et mon ordinateur pendant une semaine, et aller quelque part, à la montagne ou à la mer, faire de la plongée sousmarine, du parachute, quelque chose où je pourrais juste entendre le bruit des oiseaux et la mer.

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